Voltaire et l'Islam

Après ses périodes franchement hostiles à toute forme de révélation et après avoir traité Moïse de sorcier, Jésus de juif fanatique et Mahomet d’intrépide, Voltaire en bon élève tardif de Boulainvilliers, parlera de Mahomet comme d’un « enthousiaste » et non plus comme d’un imposteur.

Après ses périodes franchement hostiles à toute forme de révélation et après avoir traité Moïse de sorcier, Jésus de juif fanatique et Mahomet d’intrépide, Voltaire en bon élève tardif de Boulainvilliers, parlera de Mahomet comme d’un « enthousiaste » et non plus comme d’un imposteur. Il montrera surtout plus d’impartialité pour sa religion qui fut pour lui, le « pur théisme ». Il adopte l’idée maîtresse de Boulainvilliers qui trouvait la religion de Mahomet si sage « qu’il suffisait d’en faire entendre la doctrine pour soumettre les esprits » et si « proportionnée aux idées communes du Genre Humain » qu’elle a été enracinée dans le cœur de « plus de la moitié des hommes en moins de 40 années ».

Mais Voltaire forge ses idées sur le monde musulman et plus particulièrement les Ottomans, lorsqu’il a travaillé, en vrai historien sur son Charles XII et découvre « la tolérance des Turcs ». Il constate dans ce travail que les Turcs non seulement reçoivent les infidèles dans leur société, mais ils leur permettent même d’avoir des activités politiques, comme le faisait Charles XII (1697-1718), roi de Suède, réfugié à Istanbul, dans la cour ottomane entre 1709 et 1712 : « C’est une chose bien surprenante de voir un chrétien (…) cabaler presque ouvertement à la Porte »[1].

Voltaire découvre vers les années 1740 que pendant que le monde occidental vivait dans une sorte « de barbarie et d’ignorance qui suivirent la décadence de l’empire romain » il reçut presque tout des Arabes: astronomie, chimie, médecine etc. et « dès le second siècle de Mahomet, il fallut que les chrétiens d’Occident s’instruisent chez les musulmans»[2]. Aussi Voltaire ne manque-t-il pas de dénoncer la mauvaise fois de ceux qui ont écrit pour la cause de leur foi; et de s’indigner « de la lâcheté imbécile avec laquelle les Grecs vaincus et nos historiens imitateurs » déguisaient l’histoire et se déchaînaient contre Mahomet et disaient « tant de sottises sur son compte ». Il est évident que c’est le concept de tolérance qui guide l’opposition farouche de Voltaire contre « la barbarie » des défenseurs de la Croix et la défense des « barbaresques ». C’est ainsi que, dans la conclusion de Candide, Pangloss, qui avait été pendu, disséqué et roué, Martin qui avait été volé, battu et quitté, Cunégonde qui avait été volée, éventrée et vendue, enfin Candide qui avait été fessé, prêché et absous, tous peuvent vivre en paix dans leur jardin, à l’ombre d’une mosquée à Constantinople.

De cette tolérance, Voltaire fait la plus grande gloire des Turcs. À l’occasion de toute une série d’affaires rappelant tristement l’inquisition, il dénonce violemment l’intolérance chrétienne, opposée à la tolérance turque. C’est d’abord le rabbin Akib qui se plaint à ses « chers frères » : il a appris que « les sauvages de Lisbonne » ont sacrifié quarante-deux victimes humaines à leur « infâme superstition »[3]. Dans « cette épouvantable cérémonie », il y avait même des musulmans. Et pourtant ces « sauvages de Lisbonne » sont eux-mêmes « témoins avec quelle bonté les Turcs en usent avec les chrétiens grecs, les chrétiens nestoriens, les chrétiens papistes, les disciples de Jean, les anciens Pârsis ignicoles et les humbles serviteurs de Moïse ». Quelle infamie! « Cet exemple d’humanité n’a pu attendrir les cœurs des sauvages qui habitent cette petite langue de terre du Portugal! »4 Mais quel était le forfait de ces musulmans qu’on a brûlé? Ils ont été « livrés aux tourments les plus cruels parce que leurs pères et leurs grand-pères avaient un peu moins de prépuce que les Portugais, qu’ils se lavaient trois fois par semaine, qu’ils nomment Allah l’Être éternel, que les Portugais appellent Dios, et qu’ils mettent le pouce auprès de leurs oreilles quand ils récitent leurs prières. Ah! mes frères, quelles raisons pour brûler les hommes! Ô tigres dévots! panthères fanatiques, si votre religion était de Dieu, la soutiendriez-vous par des bourreaux ? »

Avec le Traité sur la tolérance qu’il écrira à la suite de l’affaire Calas [5], Voltaire sera l’apôtre vénéré des théistes. Ce meurtrier exécuté le 9 mars 1762, lui paraîtra un des « plus singuliers événéments », un événement capable de lui faire oublier « la foule des morts qui ont péri dans des batailles sans nombre », car Calas n’avait « de défense que sa vertu », ce qui reste inefficace devant le fanatisme enragé des dévots.

L’année 1763 [6] fait date dans l’histoire des idées de Voltaire sur l’islam et son fondateur. Des événements comme celui de La Barre où l’auteur des Lettres philosophiques est directement touché [7] vont augmenter sa sympathie pour les Turcs tolérants et sa haine contre les dévots qui, selon lui ont causé tant de guerres et de meurtres. Il fera un parallèle entre le christianisme et l’islam, C’est une période (1763 à 1767) où paraîtront ses écrits les plus hostiles au christianisme. Il s’acharne à détruire tous les récits bibliques liés à l’extraordinaire, au miracle, aussi bien dans l’Ancien Testament que le Nouveau Testament. Selon Voltaire, on sait que « toutes les sectes » (toutes les religions instituées selon Voltaire sont des sectes par rapport à la religion naturelle, « la mer de toutes ») ont été établies par des « cabales » et par la démagogie des prêtres qui ont abusé de la naïveté des paysans, et qui sont arrivés ainsi à les faire croire en « des miracles puérils » et à des « légendes ridicules ». Voltaire considère que cela est commun à toutes les religions, sauf à celle de Mahomet qui serait « la plus brillante qui, seule entre tant d’établissements humains, semble être en naissant sous la protection de Dieu ». Pour faire concession à l’islam, Voltaire a deux raisons: contrairement au christianisme et aux autres religions, l’islam est resté tel qu’il était à l’époque de son fondateur, les lois de Mahomet « subsistent encore dans toute leur intégrité », et nul prétendu docteur n’y a rien changé. Dans tous les pays musulmans, Le Coran est observé à la lettre ». Ce livre est respecté, « autant en Perse qu’en Turquie, autant dans l’Afrique que dans les Indes ». Contrairement au monde chrétien, les musulmans ne sont points divisés en sectes qui se déchirent les unes les autres. Deux seules factions existent dans l’islam: le chiisme et le sunnisme, et cela non pas pour des raisons de dogme, mais surtout pour des problèmes de droit de succession entre Ali et Omar ». On voit bien que pour exprimer sa haine contre le christianisme catholique, Voltaire, en oublie les nombreuses guerres de religion qui ont eu lieu dans l’histoire de l’islam. Il reprend même la thèse des musulmans, concernant la déformation du christianisme primitif, instauré par Jésus, qui lui « naquit, vécut, mourut juif, dans l’observance de tous les rites juifs ».

L’évolution de Voltaire sur l’islam arrive à son point culminant avec Examen important de milord Bolingbroke, ou le tombeau du fanatisme, intégré au Recueil nécessaire, en 1766 [8]. Il s’agit encore d’opposer Jésus à Mahomet. Le premier est caricaturé à outrance, « comme un chef de parti », un « gueux », un homme « de la lie du peuple », qui voulait former une secte. Or, Mahomet établit un culte qui « était sans doute plus sensé que le christianisme. On n’y adorait point un juif en abhorrant les juifs; on n’y appelait point une juive mère de Dieu; on n’y tombait point dans le blasphème extravagant de dire que trois dieux font un dieu; enfin, on n’y mangeait pas ce dieu qu’on adorait, et on n’allait pas rendre à la selle son créateur ».

Cependant il pense que, à la profession de foi islamique le facteur Mahomet, envoyé de Dieu, a été ajouté après. Sinon « Croire un seul Dieu tout puissant était le seul dogme, si on n’y avait pas ajouté que Mahomet est son prophète, c’eût été une religion aussi pure, aussi belle que celle des lettrés chinois. ». La religion qu’apporte Mahomet était donc « le simple théisme, la religion naturelle et par conséquent la seule véritable ». Voltaire ne peut s’empêcher de comparer la cohabitation tolérée des diverses religions dans le monde musulman, et plus particulièrement dans l’Empire ottoman, avec le traitement réservé aux protestants. Il justifie même les points les plus controversés de la doctrine islamique comme la polygamie, en comparaison de la situation catastrophique des femmes avant l’islam; mais surtout le divorce et finit par s’écrier: « Ô nations! comparez et jugez ». La dernière phase de Voltaire sur l’islam se situe entre 1768 et 1772. Il revient sur certaines de ses positions intransigeantes concernant le christianisme, sans renoncer à ses convictions dans l’enseignement de l’islam:

Sa religion est sage, sévère, chaste et humaine: sage puisqu’elle ne tombe pas dans la démence de donner à Dieu des associés, et qu’elle n’a point de mystère; sévère puisqu’elle défend les jeux de hasard, le vin et les liqueurs fortes, et qu’elle ordonne la prière cinq fois par jour; chaste, puisqu’elle réduit à quatre femmes ce nombre prodigieux d’épouses qui partageaient le lit de tous les princes de l’Orient; humaine, puisqu’elle nous ordonne l’aumône, bien plus rigoureusement que le voyage de La Mecque. Ajoutez à tous ces caractères de vérité la tolérance [9].

Ainsi depuis 1742, date à laquelle Voltaire a présenté sa pièce de théâtre « Mahomet » à la Comédie française, le chemin parcouru est long. Ce jour-là, il attaquait le fondateur de l’islam pour montrer comment les religions ont été établies; en 1770, il le défend, pour soutenir que d’autres peuples pouvaient penser mieux que les habitants de ce « petit tas de boue que nous appelons Europe ». Décidément, Voltaire sera le fossoyeur de la tradition dévote sur l’islam en France sous l’Ancien Régime, mais ouvrira le chemin à ceux qui combattront le despotisme oriental au nom des valeurs civilisatrices de la Révolution.


Notes :

1 Voltaire, Histoire de Charles XII, la préface de Voltaire à son ouvrage en 1748, XVI, p. 262.
2 Voltaire, Mercure de France, juin 1745, 1re partie, p. 13.
3 À Lisbonne, le 21 septembre 1761, on brûla vif le père Malagrida, jésuite missionnaire au Brésil dont les deux ouvrages, La vie glorieuse de sainte Anne, mère de Marie et Le règne de l’antéchrist, avaient été jugés blasphématoires par les dominicains. Il monta sur le bûcher avec trente-trois autres victimes de l’inquisition dont les péchés n’étaient pas plus graves. Le sermon du rabbin Akib fut diffusé quelque temps après.
4 Hadidi Djavâd, op. cit., p. 146-147.
5 Jean Calas, négociant calviniste de Toulouse: son fils aîné pendu, il dissimula son suicide. Accusé d’avoir assassiné son fils pour l’empêcher de se convertir au catholicisme, il fut condamné au supplice de la roue et exécuté. Sa famille avec l’aide de Voltaire, qui écrivit en cette circonstance son Traité sur la tolérance (1763) réussit à prouver l’erreur judiciaire et à réhabiliter la victime (1765), et l’affaire Calas devint un exemple d’intolérance et de la persécution catholique à l’égard des protestants.
6 Hadidi Djavâd, op. cit., p. 153.
7 Le dictionnaire philosophique fut brûlé sur le corps du chevalier de La Barre.
8 Hadidi Djavâd, op. cit. p. 158-159.
9 Ibid. p. 547. C’est le dernier jugement de Voltaire sur l’islam.



13/02/2008
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